Les 4 mémoires du pianiste

Mains sur clavier flou 3

De nos jours, les pianistes considèrent normal de mémoriser leur répertoire solo, une habitude devenue une tradition avec le temps. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. La lecture d’une partition a longtemps prévalu sur sa mémorisation. En fait, c’est Franz Liszt, compositeur et pianiste virtuose du XIXe siècle, qui a été le premier interprète à donner un récital entier de mémoire.

Cent cinquante ans plus tard, Franz Liszt n’est plus, certes, mais son initiative, elle, perdure.

À l’aube de ce XXIe siècle, peu de pianistes osent remettre en question cet héritage. Certains d’entre eux semblent même être passés maîtres dans l’art de jouer par coeur. Toutefois, la mémorisation d’une partition reste un exercice difficile pour la plupart des pianistes. Il s’agit même, pour dire vrai, d’une tâche complexe et colossale. Pour y arriver, l’interprète doit faire appel à plusieurs de ses sens (ouïe, vue, toucher) et il doit pouvoir orchestrer savamment, dans son cerveau, des milliers de données afin d’éviter le trou de mémoire lors d’une prestation publique.

Même si les pianistes mémorisent depuis des lustres, les connaissances actuelles entourant le processus de mémorisation musicale restent succinctes. Toutefois, quelques recherches scientifiques ont permis de connaître les éléments de base reliés à ce processus. En voici l’essentiel.

 

L’acte de mémorisation sollicite chez l’homme plusieurs types de mémoire. Le pianiste en utilise quatre distinctes pour mémoriser une oeuvre de son répertoire. Il s’agit des mémoires auditive, visuelle, kinesthésique et conceptuelle. Chacune d’elles remplit un rôle spécifique dans le processus de mémorisation, mais c’est leur interaction qui permet au pianiste de se souvenir. En fait, tous les types de mémoire doivent travailler de concert pour être réellement efficaces. On pourrait même comparer l’interaction entre ces mémoires musicales au travail des membres d’un quatuor à cordes où chaque instrumentiste joue un rôle spécifique dans la formation, mais où la cohérence et la réussite de l’interprétation reposent sur l’interaction entre les quatre musiciens.

Quel est le rôle spécifique de chaque type de mémoire quant au processus de mémorisation chez le pianiste ?

Mémoire auditive

Le souvenir des sons dépend de la mémoire auditive. C’est celle qui s’active lorsqu’on entonne sa mélodie favorite sous la douche. Comme la musique est d’abord et avant tout un ensemble de sons, la mémoire auditive joue forcément un rôle déterminant dans le travail de mémorisation du pianiste. En fait, l’interprète l’utilise pour accomplir deux tâches spécifiques. Primo, pour savoir s’il joue les bonnes notes pendant l’interprétation. Secundo, pour anticiper, sur le plan auditif, ce qu’il aura à jouer dans les prochaines secondes. Sans elle, le pianiste jouerait des fausses notes sans s’en rendre compte et sa fluidité d’enchaînement serait ardue et fragile.

Mémoire visuelle La mémoire visuelle permet à l’être humain d’enregistrer des milliers de données. La remémoration des visages, des couleurs, ainsi que des objets qui nous entourent sont quelques exemples de ses capacités. Le pianiste utilise abondamment la mémoire visuelle dans l’apprentissage mnémonique d’une partition. Premièrement, cette mémoire lui permet de photographier virtuellement la partition et de la « voir » ensuite dans sa tête au moment de l’exécution. Deuxièmement, la mémoire visuelle permet au pianiste de mémoriser visuellement chacun des gestes physiques effectués pendant l’interprétation. En fait, il mémorise le mouvement de ses gestes physiques de la même façon qu’un danseur mémorise les mouvements de sa chorégraphie.

Mémoire kinesthésique

Tous les automatismes physiques sollicitent la mémoire kinesthésique. Quand nous marchons ou faisons de la bicyclette, nous utilisons ce type de mémoire pour automatiser nos mouvements. Or, jouer du piano requiert justement de nombreux automatismes physiques. Par conséquent, la mémoire kinesthésique est essentielle à la mémorisation d’une partition de piano. Le pianiste doit mémoriser clairement, dans son corps -- et pas seulement visuellement --, tous les mouvements, gestes et sensations physiques dont il aura besoin pour jouer l’oeuvre musicale au moment voulu.

Mémoire conceptuelle

Les renseignements concernant certains types de mémoire s’enregistrent dans le cerveau par incident, c’est-à-dire qu’ils s’acquièrent au fil des répétitions sans que le musicien fasse d’efforts particuliers. Les mémoires auditive, visuelle et kinesthésique du pianiste font partie de cette catégorie, même si elles peuvent être renforcées par divers exercices. Quoique essentielles au pianiste dans son travail mnémonique, aucune de ces trois mémoires ne lui permet de retenir le texte musical. Seule la mémoire conceptuelle, laquelle est une mémoire intentionnelle, permet au pianiste d’intégrer ces connaissances. Pour être plus précis, le pianiste doit être totalement conscient de ce qu’il mémorise s’il veut être en mesure d’enregistrer et de retenir la partition à mémoriser. C’est ce qu’offre la mémoire conceptuelle : l’assimilation, dans son ensemble, du texte musical à interpréter. Cette mémoire comprend autant celle des notes, de l’harmonie, des nuances, des phrasés que des points de repère. Bref, la mémoire conceptuelle s’acquiert à la suite d’un effort particulier du pianiste, alors que les trois précédentes s’enregistrent dans son cerveau à son insu, pendant qu’il s’exerce. Finalement, cette mémoire permet également de regrouper toute l’information en un seul concept. Par exemple, au lieu de mémoriser séparément les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si, do (huit éléments d’information différents), le pianiste n’a qu’à mémoriser qu’il s’agit de la gamme de do majeur (un seul concept).


 

L’avenir...

Depuis quelques années, la science a fait des progrès importants dans la compréhension du fonctionnement de la mémoire humaine. Certaines techniques de pointe, notamment l’imagerie par résonance magnétique, ont rendu cet avancement possible. Toutefois, beaucoup d’interrogations demeurent sans réponse et cette situation affecte inévitablement la compréhension du processus de mémorisation chez les pianistes. Ce contexte a pour conséquence majeure d’obliger chaque pianiste à construire et à développer, tant bien que mal, au fil des ans, son propre système de mémorisation. En fait, le problème réel des pianistes provient de la prédominance des études scientifiques pour un type de mémoire : elles ont porté, jusqu’à maintenant, sur la mémoire musicale à court terme plutôt que celle à long terme. Or, mémoriser une partition fait justement appel à la mémoire à long terme du pianiste.

La micro-analyse, l’un des éléments de la mémoire conceptuelle, peut se définir comme une activité d’apprentissage où le pianiste verbalise, dans un langage qui lui est propre, différentes observations ou points de repère qui lui sont nécessaires pour jouer de mémoire. Ces derniers peuvent être, par exemple, l’identification de notes communes entre deux accords consécutifs, ou encore les mouvements parallèles ou contraires effectués pour les deux mains dans un passage spécifique. Nous savons que la micro-analyse est une pratique commune dans le travail de mémorisation des pianistes. Toutefois, ce segment de la mémoire conceptuelle n’a jamais fait l’objet d’une étude systématique. Ma recherche vise à répertorier les divers types de micro-analyse utilisés par des pianistes de différents niveaux (pré-universitaire, universitaire et professionnel).

En conclusion, plus notre compréhension de la mémoire musicale à long terme s’améliorera, plus le processus de mémorisation d’une partition de piano deviendra limpide. Donc, plus les scientifiques consacreront leurs travaux de recherche à ce problème cognitif, plus les pianistes pédagogues seront en mesure d’instaurer, au fil des ans, une réelle pédagogie dans l’art de mémoriser une partition de piano.

L’auteur enseigne le piano à la Faculté de musique de l’Université Laval depuis 1998. Certains de ses étudiants ont remporté de prestigieux prix tels le prix d’Europe 1998, le 1er prix du concours de l’Orchestre symphonique de Montréal 2000 et le 1er prix du concours de la Fédération des professeurs de musique du Canada en 2001 et en 2003. Il poursuit également un doctorat en éducation musicale, toujours à l’Université Laval, sous la direction de Marie-Michèle Boulet.

Par Francis Dubé